C’est une première. Le mercredi 14 juin, une journée de « deuil national » était décrétée en Italie à l’occasion des funérailles de Silvio Berlusconi, décédé deux jours plus tôt à l’âge de 86 ans. Jamais une telle journée n’avait été organisée pour un ancien premier ministre qui n’avait pas été président de la République.
« Il cavaliere » conserve une image positive auprès d’une partie de la population italienne, qui admire notamment son parcours d’hommes d’affaires dans les médias ou dans le football à la tête du Milan AC avec lequel il a remporté de nombreux titres. Ces honneurs ont cependant été dénoncés par l’opposition au gouvernement de Giorgia Meloni, la dirigeante actuelle d’extrême droite. Le sénateur démocrate, Andrea Crisanti, a par exemple estimé que Berlusconi n’avait pas « respecté l’État lorsqu’il a fraudé le fisc ».
Le bilan de l’ancien dirigeant italien reste en effet marqué par ses déboires judiciaires. Jugé définitivement coupable en août 2013 d’une fraude à l’impôt de 7,3 millions de dollars dans le procès Mediaset, il a par ailleurs été condamné de manière non définitive dans de nombreux autres procès, dont il a été épargné grâce à des échappatoires, des prescriptions et des lois ad personam.
Son bilan à la tête de l’Italie n’est guère plus reluisant, notamment en ce qui concerne l’économie. La « révolution libérale » du pays, dont il voulait faire un marqueur politique au cours de ses trois mandats de premier ministre (1994-1995, 2001-2006 et 2008-2011), ne s’est jamais concrétisée dans les faits et les chiffres. Les discours ne se sont ni concrétisés, comme promis, par des baisses d’impôts ni par des dépenses publiques maîtrisées.
Des impôts qui n’ont pas diminué
En 1994, son gouvernement avait énoncé clairement une série d’objectifs pour les 100 premiers jours : réduction des charges des entreprises, des impôts, libéralisation de l’embauche, introduction de mesures pour la « flexibilité du travail »… Le chantier n’a pas abouti car le gouvernement a dû rapidement présenter sa démission en raison de la rupture survenue avec son allié Umberto Bossi de la ligue du Nord (Lega Nord), le parti italien d’extrême droite. Ce dernier jugeait notamment les avancées trop peu nombreuses en matière de fédéralisme.
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En 2001, le programme de Berlusconi prend la forme d’un « contrat avec les Italiens ». Son premier point était intitulé « la baisse de la pression fiscale », promettant une réduction de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (Irpef) et des droits de succession. Seule la réforme de l’héritage a été mise en place. Néanmoins, selon les données de l’OCDE, la part des revenus tirés de l’Irpef dans le PIB s’élevait à 10,25 % en 2001 ; en 2011, lorsqu’il a quitté la fonction de premier ministre, elle est était autour de 11 %.
Les principaux bénéficiaires de la politique fiscale de Berlusconi ont ainsi peut-être été les fraudeurs et les évadés fiscaux, qui ont bénéficié d’amnisties et de « boucliers fiscaux » permanents. Les conflits d’intérêts ont d’ailleurs, en la matière, dominé une grande partie de sa vie politique.
Dans ce contrat, Silvio Berlusconi avait également promis de « réduire de moitié le taux de chômage en créant au moins un million et demi d’emplois ». L’objectif a été partiellement atteint avant la crise de 2008 (baisse de 30 % environ), mais avant tout pour des raisons démographiques dans un contexte de vieillissement de la population. Les jeunes semblent ainsi avoir peu profité de sa politique économique.
Des dépenses publiques loin d’être maîtrisées
Les gouvernements de Berlusconi étaient complètement insérés dans le dogme de l’austérité depuis le traité de Maastricht dont « il cavaliere » avait vanté la qualité. Comme dans les autres pays d’Europe, ses réformes visaient à faciliter l’embauche et le licenciement des employés par les entreprises, à réduire la réglementation du marché du travail et à promouvoir une plus grande flexibilité des contrats de travail.
Or, l’héritage Berlusconi, c’est aussi 20 milliards de mesures non financées laissées aux gouvernements qui ont succédé et une dette publique qui s’est creusée. En 2001, les dépenses publiques s’élevaient à un peu plus de 600 milliards, alors qu’à la fin de 2011, elles étaient proches de 800 milliards, soit une augmentation de 32,8 %. Et ce malgré des dépenses d’éducation, que d’aucuns auraient jugé prioritaire, qui ont diminué de 10,2 %. De 2008 à 2011, le fonds pour les politiques familiales est en outre passé de 346,5 millions (2008) à 52,5 (2011), celui pour les politiques de la jeunesse de 137,4 millions à 32,9, celui pour la non-suffisance, qui finance l’assistance aux plus gravement malades, de 300 millions à zéro.
Censée accélérer la réalisation d’infrastructures en garantissant certains prix, la Legge obiettivo s’est révélée une véritable catastrophe pour le budget public. Les objectifs politiques n’ont par ailleurs pas été atteints puisque, fin 2011, seuls 10 % des travaux prévus avaient été réalisés, avec des coûts qui explosaient partout.
Pauvreté record
Les données du Fonds monétaire international (FMI) montrent qu’entre 2001 et 2011, le PIB réel par habitant, c’est-à-dire la richesse produite par chaque Italien en tenant compte de l’inflation, a diminué. L’économie de la botte affiche la pire performance de toute la zone euro, tous les autres pays ayant progressé. La différence avec l’Allemagne était de 1 610 euros en 2001, elle a quadruplé en 2011 pour atteindre 6 280 euros.
Les données de l’OCDE le donnent également à voir.
Les Italiens en situation de pauvreté absolue ont atteint le chiffre record de 3,5 millions. Avec la durée et la profondeur de la récession après 2008, le pays a connu le taux de croissance le plus faible de la zone euro. La pauvreté et la vulnérabilité ont augmenté de manière inquiétante et le revenu moyen réel est resté à peu près au même niveau qu’en 1995 : par comparaison, en France, en Allemagne et en Espagne, il a augmenté d’environ 25 %.
Temps perdu
Comment expliquer, dès lors, la résilience de Berlusconi, revenu deux fois au pouvoir dans les années 2000 ? « Il cavaliere » semble symboliser un intérêt généralisé pour le statu quo. Le message de Berlusconi a été couronné de succès parce qu’il était conforme aux intérêts des élites italiennes en quête de rente.
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Au bilan, reste ainsi le sentiment général d’un temps perdu, d’un pays paralysé par les intérêts et les ennuis personnels d’un homme politique-entrepreneur qui avait assez d’argent et de pouvoir médiatique pour entraîner dans son sillage parlementaires, journalistes et commentateurs, prêts à maintenir sa fortune au plus haut malgré les scandales et les défaites.
À l’annonce du décès de l’ex-premier ministre, le quotidien Il Fatto quotidiano publiait un éditorial sans concession à ce sujet :
« En fin de compte, Silvio Berlusconi a contribué à ce que ce pays reste vieux… Aussi vieux que les blagues qu’il racontait, que les chansons qu’il chantait, la galanterie vulgaire dont il faisait preuve, que l’Italie qu’il mettait en scène – à quelques louables exceptions près – sur ses chaînes de télévision… ».
André Tiran, Professeur émérite de sciences économiques, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.