Pourquoi Matteo Salvini a-t-il choisi Milan pour y organiser samedi 18 mai sa grande kermesse « souverainiste » ? La question est loin d’être anodine.
L’initiative du leader de la Ligue et ministre de l’Intérieur italien était impressionnante : un vaste rassemblement auquel étaient présents les représentants de douze partis d’extrême-droite de l’UE (malgré l’absence remarquée du Fidesz hongrois), juste une semaine avant les élections européennes. Paradoxalement, les partis nationalistes ont montré qu’ils peuvent être davantage coordonnés et transnationaux que les partis affiliés au PSE ou aux Verts, lesquels n’ont pas véritablement réussi à apparaître comme une force politique unifiée à l’échelle européenne.
Bien sûr, on pourrait répondre qu’il est toujours plus facile de rassembler des mécontents sur la seule base de leurs penchants racistes et autoritaristes, que de fédérer autour d’un projet commun de construction européenne, mais c’est ici sur un autre paradoxe apparent que nous souhaiterions attirer l’attention…
Milan, capitale économique du pays, métropole au cœur de la mondialisation et de plus en plus multiculturelle, symbole des secteurs les plus dynamiques et florissants de la Péninsule, n’est-elle pas depuis 2011 une « ville de gauche » ? Pourquoi alors la choisir pour ce grand raout nationaliste ? Imagine-t-on un grand meeting de suprématistes blancs américains à New York ou San Francisco ?
Et, s’il s’agissait d’investir symboliquement un nouveau territoire, pourquoi pas Turin, qui vote cette semaine pour les élections régionales du Piémont, dernière région du Nord que la Ligue ambitionne de conquérir ? Ou une grande ville du Sud paupérisé, où elle cherche activement depuis quelques années à élargir sa base électorale ? Pourquoi Milan ?
Le laboratoire des populismes
Milan n’est pas seulement la ville natale de Salvini. Aux yeux de l’extrême-droite, ou plus précisément des extrêmes-droites italiennes, elle représente symboliquement bien plus que ça. C’est d’abord il y a cent ans le berceau du fascisme italien, où Mussolini a rompu avec le socialisme en proposant une voie interclassiste pour « protéger » les classes populaires. C’est aussi la ville de Silvio Berlusconi : celle où ce dernier, ayant perdu ses soutiens politiques antérieurs du fait de l’effondrement du Parti socialiste italien, se lance en 1993 dans la création de Forza Italia, qui sera à l’avant-garde du développement des populismes européens du dernier quart de siècle.
Enfin, Milan est également une ville emblématique pour la Ligue. C’est là que, toujours en 1993, elle a accédé pour la première fois seule au pouvoir dans une grande ville, grâce à l’élection à la mairie de Marco Formentini, ancien élu du PSI : une victoire municipale qui a lancé la transformation de ce qui était alors encore un mouvement régionaliste avec des velléités sécessionnistes en un parti de pouvoir. D’autant que, cette même année, un certain Matteo Salvini, militant de 20 ans passé par les centres sociaux autogérés de la gauche milanaise, devient conseiller municipal pour la Ligue comme chef du courant des « Communistes de Padanie ».
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Mais les droites, qui ont gouverné Milan durant la période 1993-2011, l’ont ensuite vu leur échapper. Il y a huit ans, Berlusconi, embourbé dans les scandales politico-sexuels et incapable de redonner une crédibilité au gouvernement national, précipite la junte municipale milanaise dans sa chute : ni son parti, ni la Ligue qui était alors son principal allié, ne parviennent à mobiliser leur électorat. Alors que la gauche et le centre-gauche réussissent au contraire à faire le plein des voix de leurs électeurs en les ralliant à une figure historique et fédératrice de la bourgeoisie milanaise progressiste : l’avocat, militant des libertés civiles, et ancien député de Rifondazione comunista, Giuliano Pisapia.
Le scénario se répétera par ailleurs en 2016, lorsque Beppa Sala, ancien Commissaire général de l’Exposition universelle de 2015 auréolé d’une réputation de manager efficace, profitera à nouveau d’une crise nationale de Forza Italia et de la démobilisation de son électorat pour devenir Maire de Milan à la tête d’une nouvelle coalition de centre-gauche.
Les ressorts de la prospérité
Il faut dire, que, au niveau local, la gauche municipale a bénéficié au cours des dernières années d’évolutions généralement considérées comme des réussites économiques, sociales et urbaines remarquables. Fortement touchée entre 2009 et 2013 par les conséquences de la Grande Récession – durant laquelle le PIB italien a décru et le taux national de chômage a été multiplié par deux – et par la diminution des transferts et investissements publics qui s’ensuivit, Milan a décidé d’y faire face grâce à une stratégie constante de micro-avancées et de concertation continue avec les principales forces sociales (employeurs, syndicats, associations).
Pour innover et redistribuer les ressources produites dans la ville, la municipalité s’est d’abord concentrée sur le soutien à l’emploi, ainsi que sur la création d’entreprises susceptibles de recruter des travailleurs qualifiés, puis sur le redéveloppement des quartiers populaires, afin notamment d’y favoriser la multiplication des commerces, de nouvelles activités manufacturières et artisanales, et du « soft industrial design ».
La gauche milanaise a aussi encouragé les liens entre entreprises, laboratoires de recherche appliquée et universités. Elle a enfin promu la croissance et l’amélioration du parc d’hébergement hôtelier et para-hôtelier, et s’est efforcée, non sans succès, de mieux intégrer la ville dans les itinéraires touristiques et les flux commerciaux, notamment en investissant dans un système d’infrastructures événementielles permettant d’accueillir de nombreux salons, foires et autres expositions annuelles de réputation internationale, et ce faisant de contribuer à la réputation de Milan dans les domaines de la mode, du design, de l’artisanat, de la gastronomie, etc.
Inégalités et mobilisations
Ces progrès ont néanmoins eu lieu, pour l’essentiel, à l’intérieur des frontières municipales de la commune de Milan, qui compte aujourd’hui environ 1,4 million d’habitants.
Une politique métropolitaine de collaboration avec les communes voisines a parfois été nécessaire, mais celles-ci n’ont tiré que des bénéfices limités des évolutions des dernières années. Or, la métropole de Milan (au sens de l’OCDE) est habitée par plus de 5 millions de personnes, et c’est ainsi dans ses zones péricentrales et périurbaines que la Ligue s’attache à dénoncer une commune centrale cosmopolite qui produirait avant tout des inégalités et des injustices sociales et territoriales.
Milan est alors dénoncée pour son statut de « ville refuge » par excellence de l’Italie : une ville ouverte à l’accueil et au soutien des migrants étrangers, du fait d’un réseau de militants de gauche très fortement mobilisés en faveur des droits des immigrés.
C’est donc à cette dimension de l’identité milanaise que la droite nationaliste veut s’attaquer, et en la stigmatisant qu’elle envisage de reprendre la ville lors des prochaines élections en remobilisant son électorat. Elle rappelle ainsi régulièrement que Milan est la ville d’Italie avec le taux de délinquance globale (ensemble des crimes et délits) par habitant le plus élevé du pays, et celle où la demande de répression est la plus forte.
La capitale lombarde est ainsi présentée comme un havre de prospérité et de sécurité pour les élites, et un environnement hostile pour tous les autres, qu’il s’agit donc de reconquérir pour le « rendre au peuple ».
Dans son discours du 18 mai, qui vouait aux gémonies les « Merkel, Macron, Soros et Juncker » et prenait le contre-pied de la morale de l’accueil prônée par le Pape, Matteo Salvini a aussi fait vibrer la corde populiste en invitant à reprendre la ville aux « milieux d’affaires pour redonner des voix et du pouvoir aux travailleurs » et à y « réduire le poids des banquiers pour que comptent davantage les épargnants ». C’est évidemment assez comique considérant que la Ligue a longtemps gouverné la ville au sein de coalitions guidées par les maires berlusconiens Gabriele Albertini (issu du syndicalisme patronal) et Letizia Moratti (épouse de l’un des plus grands pétroliers italiens). Mais, sans surprise, Salvini n’est pas à une contradiction près.
Et il entend bien appuyer sa stratégie de mobilisation des électeurs lombards sur la division sociale de l’espace métropolitain milanais, au sein duquel le vote pour la Ligue est déjà très fort.
Le centre-ville encerclé par la droite
Une analyse comparative détaillée et inédite des évolutions de la ségrégation socioprofessionnelle, des choix électoraux, et des corrélations qui les lient, dans les grandes métropoles italiennes est actuellement menée par Tommaso Vitale, Bruno Cousin, Matteo Del Fabbro, Niccolò Morelli, Matteo Piolatto et Jonathan Pratschke.
Et les premiers résultats montrent clairement que, à Milan, l’éloignement du centre historique et la composition sociale de la majorité des espaces de banlieue se conjuguent désormais pour ceindre et assiéger le centre-ville d’une large ceinture métropolitaine de droite. Depuis les zones les plus périphériques de la commune centrale jusqu’aux confins de la métropole, c’est la Ligue qui domine (secondée par le Mouvement 5 Étoiles), et plus on s’éloigne plus c’est le cas. La Ligue a encerclé Milan, l’a enserrée géographiquement et politiquement au point de rendre le gouvernement de la Ville métropolitaine – nouvelle entité administrative créée en 2014 en remplacement de la Province et regroupant 133 communes et plus de 3 millions d’habitants – extrêmement difficile.
Ainsi, pendant que Steve Bannon réaménage la Chartreuse de Trisulti (Latium) pour y établir son grand centre de formation européen, Salvini cherche à reprendre « sa » ville à la gauche, en y déclinant les oppositions chères aux national-populistes entre « vrai » peuple et élites « décadentes », nationalisme et cosmopolitisme, Italiens et étrangers, vies à protéger des ravages du néolibéralisme et vies sans importance qui se terminent au fond de la Méditerranée.
Il souhaite en effet voir la ville redevenir un laboratoire de la droite et du populisme, et une vitrine pour la Ligue, qui ne contrôle pour l’instant aucune des cinq plus grandes municipalités du pays (tandis que son allié, le Mouvement 5 Étoiles, détient les mairies de Rome et Turin). Mais, surtout, ce serait une manière de pouvoir revendiquer la reprise de contrôle par la Ligue de la ville symbole de l’inscription de l’Italie dans la mondialisation contemporaine. Comme les élections municipales auront lieu en 2021, il fait peu de doutes que l’on verra souvent Salvini à Milan au cours des deux prochaines années.
Bruno Cousin, Professeur assistant de sociologie, Centre d’études européennes et de politique comparée, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.