Depuis que les élections législatives italiennes du 25 septembre dernier ont été remportées par la coalition de droite et d’extrême droite guidée par Giorgia Meloni, les interprétations se multiplient sur le destin prochain de la politique italienne. Le nouveau gouvernement Meloni a prêté serment presque un mois plus tard, le 22 octobre, et dans les jours qui ont suivi a obtenu la confiance de la Chambre des députés (235 voix sur 400) et du Sénat (115 voix sur 206).
L’arrivée au pouvoir de la coalition la plus à droite depuis la fin du fascisme aura-t-elle un impact durable sur le système politique de l’un des pays fondateurs de l’Union européenne ? L’Italie aurait-elle trouvé une certaine stabilité, dès lors que la coalition a obtenu la majorité absolue des deux chambres du Parlement ? L’émergence d’une telle majorité politique au Parlement aura-t-elle comme conséquence un gouvernement « politique », par opposition au gouvernement « technique » ou « de larges ententes » que l’Italie a connu avec Mario Draghi après la dernière crise gouvernementale de 2021 ?
67 gouvernements en 74 ans
L’instabilité gouvernementale est une hantise pour la Ve République française : considérée par les constituants de 1958, Charles de Gaulle et Michel Debré, comme la pire des défaillances des régimes précédents des IIIe et IVe Républiques, elle a été la justification ultime du changement radical de régime politique qu’a été le remplacement du régime parlementaire par le régime hybride que la France connaît désormais. Qu’il soit nommé régime parlementaire à tendance présidentielle ou semi-présidentialisme, le régime de la Ve a livré ce que ses concepteurs avaient promis : un système stable, où un seul gouvernement a été contraint de démissionner avant la fin de la législature en 64 ans, par la motion de censure de 1962.
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La politique italienne est-elle vraiment atteinte d’instabilité chronique ?
L’Italie se trouve depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans une situation diamétralement opposée. Avec 67 gouvernements successifs en 74 ans depuis l’entrée en vigueur de la Constitution actuelle le 1er janvier 1948, l’instabilité gouvernementale est la caractéristique principale de la République italienne.
Cette instabilité est la conséquence de la combinaison entre un mode de scrutin qui a souvent changé mais qui a été largement proportionnel (malgré des correctifs dans le sens du scrutin majoritaire) et un bicaméralisme parfait, c’est-à-dire un Parlement dont les deux chambres ont exactement les mêmes compétences : elles peuvent toutes deux censurer le gouvernement alors qu’elles n’ont pourtant pas nécessairement la même majorité, car la base électorale diffère.
La pression du président, des autres partis et des partenaires européens
Malgré une majorité absolue dans les deux chambres, la coalition sous l’égide de Giorgia Meloni a semblé éprouver des difficultés à former un gouvernement.
La procédure constitutionnelle, faite de règles écrites et de coutumes, prévoit que le président de la République, après avoir consulté les principaux partis politiques sortis gagnants d’une élection législative, donne le mandat de proposer un gouvernement au chef du parti ou de la coalition susceptibles d’obtenir l’investiture majoritaire par les parlementaires. Giorgia Meloni a finalement annoncé son gouvernement le 21 octobre, très rapidement, de façon à rassurer les partenaires européens, juste après l’élection des présidents des deux chambres par leurs nouveaux membres.
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Le président italien n’a pas de réel pouvoir décisionnel dans cette phase, si ce n’est garantir le bon déroulé du processus, mais il a déjà prétendu exercer un pouvoir de contrôle de l’erreur manifeste lors de la formation du gouvernement de coalition de 2018, quand la désignation au ministère de l’Économie d’un ministre eurosceptique, Paolo Savona, avait provoqué le véto présidentiel.
Ainsi, la formation du gouvernement Meloni a été encadrée de plusieurs côtés : celui du président Mattarella, celui des institutions européennes et notamment de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, ainsi que celui des partenaires occidentaux. Giorgia Meloni a donc été obligée de rassurer, sur le plan international, à la fois sur son atlantisme dans le soutien à l’Ukraine et sur son respect des traités européens, notamment en matière économique et budgétaire.
Gouvernement technique ou gouvernement politique
Les membres de la coalition gagnante ont également joué un rôle d’encadrement : Fratelli d’Italia n’a obtenu que 26 % des suffrages, si bien que la Ligue de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi ont avancé des prétentions pour des ministères importants tout au long des négociations. Ils en ont obtenu cinq chacun, mais ni l’Intérieur, ni la Justice, ni les Affaires européennes.
Le choix de Giorgia Meloni a été présenté dès l’élection comme binaire, entre un gouvernement politique avec les membres de sa coalition à des postes clés, en rupture avec le technocratisme de Mario Draghi, et un gouvernement technique dans la continuité du gouvernement précédent, encore en place et en charge de la négociation des aides européennes dans le cadre de la crise énergétique au Conseil européen des 20-21 octobre. C’est le choix politique qui a clairement prévalu à la fin, avec malgré tout six ministres « techniques » dont celui de l’Intérieur, un ancien préfet.
Les deux options présentaient des risques politiques, et montrent en même temps la fragilité de la coalition : un choix politique aurait contenté les alliés et les électeurs, mais inquiété les acteurs internationaux qui observeront l’Italie de près à l’avenir ; un choix technique aurait probablement été sanctionné par les électeurs et les alliés, car Fratelli d’Italia a bénéficié de son rôle d’opposition lors de la précédente législature et sa cheffe de la nouveauté de sa candidature (son parti était le seul parti d’opposition au gouvernement de Mario Draghi).
Le choix de personnalités proches de la cheffe du gouvernement ou apolitiques à des rôles clés cherche à rassurer sur la « normalité » de ce gouvernement : le ministre de l’Économie, affilié à La Ligue, était déjà membre du précédent gouvernement Draghi. Mais la potentielle stabilité gouvernementale italienne est ainsi déjà fragilisée par ce choix cornélien.
L’Italie risque-t-elle de devenir une démocratie illibérale ?
La crainte, interne et internationale, de voir l’Italie s’ajouter aux démocraties européennes devenues illibérales aux côtés de la Pologne et de la Hongrie est sans doute légitime sur le fond, mais apparaît comme peu probable en réalité.
La principale différence avec la majorité guidée par Viktor Orban en Hongrie est certainement l’absence, pour la droite de Giorgia Meloni, d’une majorité qualifiée lui permettant de réviser la Constitution. Elle l’avait pourtant proposé : afin de renforcer la légitimité politique de la présidence du Conseil des ministres en Italie, Meloni souhaitait introduire dans la Constitution italienne l’élection du chef du gouvernement au suffrage universel direct.
Cette idée s’inspire de la Constitution française dans sa version gaullienne et devrait servir, en renforçant le caractère primo-ministériel du régime, à stabiliser les institutions italiennes. Cependant, la coalition arrivée en tête n’a pas remporté les deux tiers des sièges du Parlement nécessaires pour une révision et une telle modification est donc désormais peu probable.
Néanmoins, cette proposition a provoqué une discussion à laquelle ont pris part tous les partis politiques : on peut se réjouir de l’existence d’un tel débat institutionnel, qui n’est sans doute pas étranger à l’instabilité du régime, qui encourage de telles remises en discussion. On peut aussi se réjouir du fait que débattre, dans un régime parlementaire de coalition, n’est pas synonyme de réformer, car la Constitution rigide de l’Italie fait autant preuve de stabilité que les gouvernements d’instabilité…
Eleonora Bottini, Professeure de droit public, Directrice de l’Institut caennais de recherche juridique, Université de Caen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.